Les Jours Plissés

It was the tender mending of this slender gown
That brought me bending to the ground

.  AW22  SS22  AW21

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Ce qui nous reste du silence après ces jours d'absence : un vase brisé sur les carreaux blancs de la cuisine vide. Des barres de twix au caramel beurre salé avalées compulsivement pour combler l'anxiété. Le ciel gris, et dead can dance monotone en boucle. Combien est chanceux, l'homme sans rien. A moi, il reste cette table et ces cahiers et ce café de la république dominicaine et posée là dans l'aube aux fronces déchirées, je finis des lignes et des lignes et j'entrelace mon désir aux mots et aux silhouettes qui dansent à l'horizon d'un trou noir. Crécelles ou tintements : Brendan Perry solliloque dans le néant une messe sans objet. Il me semble que ce sont des mots de Brecht. Je songe à toutes les coutures qu'il faudra finir aujourd'hui, scellées dans la forme belle qui dira la détresse et l'amour et les larmes et aussi un peu à peine tout ce qui se tisse dans mon acceptation. Je ne pensais pas que ce serait si dur de devenir humaine.

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One day, while posing little girls on a swing set for Vogue, Diane Arbus realized she was done. She announced confidently and simply, “I can’t do it anymore” and with that, left the comfortable world of commercial photography in search of her true passion — something that women back then didn’t often do.

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Ecrire sur cette joue du plat de la main. Pour me souvenir à la trace tactile de l’engagement sur ce chemin, ces coutures fragiles en silence au fond de l’atelier en ruines. J’ai pris cette habitude de me gifler quand je m’écarte de la voie - mais aujourd'hui cette force dans le geste est inédite. J’ai dans le ventre cette pratique de faire de l’incompréhensible mon quotidien, et parfois tout m’échappe, et je m’échappe. Je suis sous l’eau - j’ai l’impression de réinventer en temps réel tout ce que j’appris ces deux dernières années, sans prendre le temps de me poser dans une forme. Toute cette lumière en moi, cette lumière dont je sais pas quoi faire. Il va bien falloir finir ces robes. Alors, une dernière fois, je passe du monde à l’abysse - pour témoigner depuis la zone de guerre de l’expérience humaine et du chant des oiseaux morts.

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Je ne suis pas faite d'inquietude. J'ai appris la voie du néant : me faire et me défaire en temps réel, pour accepter de fermer le tiroir de cette mélancolie. En visible, je te vomis un ectoplasme là, oeuf au plat matin. Je vais le jeter avec le reste de ma soirée, poubelles, rez-de-chaussée et d'un coup d'oeil au bout de la rue le soleil qui se lève tôt en boule de feu. Je pense à la robe d'étoile, cette nuit, au milieu de ce rêve de chaos pur où tout prenait le café renversé : mon ordi, mes cahiers et ma vie. Pas confuse là, à l'aube de cette journée régénérée, de l'amour tout entier, mais le profond secret murmurre, vision : au sommet des pins l'étoile tombée - cette nuit pleurée depuis la dep de mon ciel.
Faire de l'incomprehensible une force au quotidien ?
T'es pas claire meuf.

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Elle murmurre que tissus et texte ont la même racine. Que tresser et déplier ont la même racine. Que nos vies peut-être ont la même racine, là au fond de l'être qui se cherche une grace. Mais je pose la question de l'écrit et du cousu - au fond, le même geste, inversé. Plier, déplier. Quand j'écris, c'est l'intérieur qui semble délié de son trauma - ici sur cette page, par l'exemple, où se trouve le pli du jour et le pli de moi qui sans cesse s'enroule autour du trou noir d'une vérité qui s'éloigne - mais c'est mon corps qui souffre en couture. Au matin, après les longues séances dans la chaleur de l'atelier, seule à trouver dans les points de suture un sens, au matin, donc, c'est mon corps qui prend le pli : des bleus qui apparaissent partout, et dont l'origine me semble coulée dans une fracture. Là, au sommet du bras, dans l'intérieur blanc, les tâches de sommeil - cicatrices - ou bien petites paquerettes de joie.

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Perdre le sang de ma vie par tous les trous ça ressemble aux chutes bouillonantes sur les falaises, c'est beau comme les torrents de jadis où nous avions pris l'habitude d'aimer. Si loin de moi, le sang. J'essaye de le rattraper à la nage car j'ai toujours mes écailles et c'est de la mélasse et ca coagule autour de mes doigts palmés et ça m'enlise - pauvre oiseau du large - voilà le destin si je continues à ne pas voir - à ne pas garder le sang de ma vie au fond de moi pour peindre ces robes - de moi je tire les nerfs incendiés de moi je déploie la dentelles - ca vient d'où tout ca, cette vie dépliée dans la matière - je voudrai demander au temps qui passe d'etre la silhouette au coeur du bouffant. J'exige de cette dernière nage de fendre la brûme du matin. Derrière la cascade, il y a la caverne.

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J'ai toujours porté ces ecailles - toute ma peau qui demande eau rapide et je laisse les fentes me traverser au courant dévouées. Pour plonger en nous je t'ai composé une ruine d'harnais où s'accrochent une algue drapée dans nos mouvements. Enfilée : m'enfoncer dans une moire. Une tension : boire tes cheveux feu à la source du fleuve et me réfugier en ton sein d'or comme dans une chapelle sous-marine. Trouver sous le corail de tes hanches un souffle retenu. J'ai nagé des années murènes pour venir jusqu'ici te dire - au bord des aubes : la surface n'a pas besoin de nous. Elle nous prend tout le visible et tout le dur et nous n'avons plus le temps, plus l'envie. Sommes-nous à ce point détruites qu'il nous faudrait accepter leurs lignes de matière sombre ?

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Tankée sur les rochers à la bouche du port j’attrape d’un revers d’épaule ton reflet disparaissant dans le soleil en chute - diagonale où je ne lis plus aucun amour. J’ai appris à me laisser cette place là, de partir quand je sens que de ce côté de la rive, il n’y a plus rien pour moi. Tout ce que j’ai donné, je te le laisse. J’ai compris que ma vie était près de mes robes, ici, dans la cité en flammes - c’est chez moi et sa crasse et ses mouettes son ciel m’acceuilleront - me demandant d’assumer ma liberté, ma voix, mon accent, mon cul et mes rêves en étoiles brisées. Sur ma nuque il y a le sel, pas les larmes mais la mousse des bateaux qui partent et reviennent, sans me faire croire aux fictions de mon âme. Je n’ai plus peur de me noyer dans une moire : j’entre dans l’eau toute habillée, un pied devant l’autre dérapés. C’est facile, j’ai l’habitude de venir ici tôt, de me laisser cette place, oui, de revenir encore et encore à ce nid qui m’a donné vie, qui me la reprendra, sauvage quand le mistral me volera ce dernier souffle. A toi, mère.

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Depuis toute petite, ma grand-mère couturière m’a appris à ne jamais entrer dans une pièce sans savoir par où fuir si des inconnus se présentaient à l’entrée pour me demander de les suivre. Vasistas, fenêtres, escalier, toit. Jamais obéir. Jamais dire oui. Fermer la porte, demander une minute le temps de m’habiller et me barrer fissa avec ma banane remplie de mes papiers, ce sac de fringues prêt d’avance et quelques sous. Mamie avait connu les impers noirs à minuit, qui tapaient à la porte en hurlant police. Elle avait connu la pluie en nuisette. Elle n’a jamais cessé de garder les volets ouverts pour dormir. La seule question qui me hante c’est : fuir en talons ou en baskets ?

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J’ai rempli ce carnet rouge de dentelles, de feuilles arrachées au temps et d’une transparence - on la dirait vie elle-même. Pour évoquer au souffle nu l’élan vers l’abandon. A tes bras et ta casquette retournée. A cette hauteur où tu t’es hissée pour contempler la miniature au coeur de mon ruisseau. Repliée sur le rocher, tel enfant sauvage, de silence et de désir. Et dans mon ventre le mouvement, la composition des couleurs et des matières, déjà. Mais tout ce que je cherche dans cette fugue, c’est ton eau. Tout à elle dirigée, assoifée, je trouve dans mon aiguille l’endroit où elle coule. Par cette fente conjurée.

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Je me souviens quand nous avons appris à nager dans les remous du torrent. Nos peaux emportées sur les galets, cascadant leur innocence - une fesse à la fois. Je cherchais du regard un tourbillon contraire où aménager un nid. Entre mains l’eau rapide en tulle et de l’index et du majeur, je cisaillais en travers. J’avais l’espoir peut-être de trouver un biais qui dirait le calme et ma place ici. Me retourner pour te perdre, disparaissante dans le courant. Alors, hissée sur la roche blanche et brûlée de partout à tes cils - j’attends les doigts frippés. Qu’une minute. Un jour, une semaine, un siècle.

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J'ai stoppé mon point au milieu de la reprise - au bord de cette robe d'été en voile de coton, fleurs sur blanc dont j'aimerai faire peau. Mon geste, empêché par l'image rémanente de cette fille dans un manteau Montana blanc abandonnée sur un coin d'autoroute. Le camion du hacker dans la distance, les phares, étoiles disparaissantes. Elle pleure, ou pas. Alors j'ai ouvert une page blanche et j'ai posé les premiers mots de ce petit roman mélancolique sur la mode et l'amour qui traine en moi depuis notre rencontre. Et me voilà jetée dans le texte, dans l'obsession belle. Oh, mon coeur, reste tranquille. La nuit est triste.

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Parfois mes lèvres disent tout bas ces mots impossibles à prononcer sinon pour se rassurer de quelque emprise ou d'une raison de manquer à ce point de raison. En brodant, je marmonne. En brodant, je marmonne, j'essaye de me tenir loin mais tout me rattrape à la nuque en frisson en puissance. L’horizon parfois se délite et c’est là dans le pas brisé que je trouve un moment de calme pour penser ce souffle et me dire : ok, mais alors, si je passe mon doigt là, pour prendre le repli en drap, tendu sur ton corps recroquevillé au matin - si je reste là, au saut de puce qu’il reste à faire pour dire tout haut et planter la bouture en ton sein, il y a cette microscopique chance - inespérée dans la violence de ce quotidien précaire. Il y a la certitude, une fois peut-être, de trouver au coeur de ce dessin dans ton dos le sens de la pente. La dévaler, encore et encore, jusqu’aux reins, où sur la mare tes libellules finissent leur vol en sublime sourire.

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J'ai repris le travail lentement sur la table de la cuisine. Dehors un soleil feu vitrife les nouveaux hôtels en construction, nanites reflétant les flammes à leurs cils primastiques. Je compose une lingerie en laissant le désir guider ma main - sans savoir où commence le fil, où se termine le volume. La dentelle craquelle - elle effrite un fantasme et dans la chaleur je me sers de mon corps pour trouver une direction - cambrée, batie cellule par cellule, régénérée dans la sensuelle. Ai-je trouvé neoténie dans le moulant, à cran de sein où glisse un ruban ?

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En boucle - entortillée dans mes draps je crois me souvenir de toi. Hymne.
Allons. Je pose mon intention ici, au creux de tes vallées. En paix dans l'amour de cette vie, enfin - soupir. Engourdie au brûlant de l'incendie-monde, je place les motifs de la prochaine collection. Des larmes en rivières, les strings au fil de couture, plus proches encore de tes hanches. Les voiles boucles et les torsades de couleurs imprécises. Des dessins mouillés, pour me tenir loin de la matière - non, pas une punition, mais choix. De faire de ce travail de la main le matin tendre venu. Eternité : redécouvrir tes fentes et l'ouverture de ton être à ma lumière assoiffée.


——————————————————————————— all words by sabrina
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